Demandez au paysan Arménien le nom de l’endroit où telle chanson a pris naissance ; qu’il le sache ou non, il vous nomme un village. Demandez le nom de celui qui l’a composée ; il désigne le chanteur en vogue de ce village ; quand vous vous adressez à celui-ci, il donne un autre nom ou hausse les épaules. Le nom de l’auteur est connu dans les chansons qui ont pour sujet l’histoire d’un homme déchiré par une hyène, ou noyé dans la mer, ou étouffé par la bourrasque, ou assassiné, ou dont la fille a été enlevée, etc. De pareilles chansons sont composées par les goussans (les poètes-chanteurs) ordinaires, errants et incultes ; après avoir narré l’événement, ils mentionnent leur nom dans le dernier couplet. Mais lorsque avec le temps la chanson vieillit, on oublie le nom ou on le confond avec celui d’un autre chanteur, car c’est la chanson elle-même qui intéresse le paysan et non point son auteur ; l’auteur, c’est lui aujourd’hui, demain ce sera un autre. La faculté de la composition est pour lui un don naturel ; tous les paysans savent, tant bien que mal, composer et chanter des chansons. Ils apprennent l’art de la composition au sein de la nature, qui est leur école infaillible.
Les Arméniens des villes appellent rustiques, villageois, les chants populaires, et ils ont raison, car c’est le paysan que crée la chanson, qui compose l’air ; dans la composition d’une chanson, chaque paysan a sa part.
Ce texte du Révérend Père Komitas est paru dans le Mercure Musical en 1907. Il s’agit du premier chapitre d’un article intitulé « La musique rustique arménienne », traduit en français par le poète Archag Tchobanian.