(Cet article fait suite à mon dernier post : L’homme en relation, une lecture de la “Condition de l’homme moderne” d’Hannah Arendt)

Au lendemain de la guerre, dans The Origins of Totalitarianism (Les origines du totalitarisme), Arendt observe que les masses sont apparues avec la Révolution Industrielle, et font suite à l’automatisation de la société et au déclin de son organisation en partis et en classes. L’ « homme de masse » est paradoxalement un individu isolé. Il est interchangeable, pourrait être n’importe qui, et fait l’expérience de la « désolation ». Cela signifie pour Hannah Arendt qu’il n’appartient plus au monde des hommes et se trouve réduit à l’inutilité. La société de classes et ses fonctions sociales s’effondrent. En régime totalitaire, une seule idée suffisait à tout expliquer. Les hommes n’ont plus accès au monde commun, ils sont privés de la nécessaire pluralité, poussés à l’isolement et au repli dans un espace privé. Mais la « désolation » est plus grave encore car la destruction de la sphère publique de la vie est concomitante avec celle de la vie privée. La logique totalitaire n’a pas besoin de faire référence aux faits, à l’expérience. La « camisole de la logique » (1) conduit les individus à abandonner leur liberté intérieure.

Après avoir vécu l’effroyable temps de la destruction, et publié son premier écrit philosophique The Origins of Totalitarianism, Hannah Arendt aborde une nouvelle étape dans son œuvre. Elle veut désormais contribuer à la reconstruction d’un monde qu’elle observe et étudie. Elle avait observé que le totalitarisme, sous toutes ses formes, détruit les relations entre les hommes. En plaçant le concept de « condition humaine » au centre de sa pensée, Hannah Arendt construit un discours anthropologique original, qui concerne l’humain en général comme en particulier.

Elle consacre La condition de l’homme moderne à la question de la nature humaine, ou plutôt de sa remise en cause et à l’affirmation de la condition humaine. Car « the human condition is not the same as human nature (…) the most radical change in the human condition we can imagine would be an emigration of men from the earth to some other planet. » (2)

En effet, le monde a changé et notre regard sur lui doit changer. Le prologue nous situe d’emblée face à deux événements qui impriment à l’œuvre sa dynamique et placent d’emblée le lecteur en déséquilibre. En effet, comment pourrait-il en rester à d’anciennes conceptions du monde quand, en 1957, le premier satellite artificiel échappe à la pesanteur terrestre et se met en orbite autour de la Terre ? Et comment, dans ces mêmes années 50, pourrait-il ignorer l’avancée galopante de l’automatisation quand les progrès des calculateurs donnent naissance à une cybernétique très vite triomphante.

Le premier événement marque un « step toward escape from men’s imprisonment to the earth » (3), la rupture est bien concrète et sa portée symbolique est déroutante : la Terre n’est plus le lieu unique de la condition humaine. L’homme serait-il bientôt en mesure de lui échapper ? Le second, l’avènement de l’automatisation, menace plus encore l’équilibre de la condition humaine : « It is a society of laborers which is about to be liberated from the fetters of labor, and this society does no longer know of those other higher and more meaningful activities for the sake of which this freedom would deserve to be won » (4).

Mais « to theses preoccupations and perplexities, this book does not offer an answer. Such answers are given every day … » (5). Hannah Arendt est très claire quant à son propos, elle ne fait pas de la politique, elle pense la politique en partant de nos expériences humaines d’hier et d’aujourd’hui, de nos inquiétudes et de nos craintes. Alors qu’une des caractéristiques du monde moderne est le manque de réflexion, elle déclare « what I propose, therefore, is very simple : it is nothing more than to think what we are doing » (6).

Hannah Arendt, qui a toujours gardé un lien très privilégié avec Karl Jaspers au point qu’on a pu le considérer comme son mentor, lui avait fait part de son projet : « J’ai commencé si tard, à peine il y a quelques années, à aimer vraiment le monde… Par gratitude je voudrais appeler mon livre de théorie politique « Amor Mundi » (7)» . De fait, en avril 1956, elle précisait à Jaspers : « mon manuscrit est à peu près au point, mais loin d’être prêt pour l’impression. Je l’appellerai Vita Activa et je m’intéresserai essentiellement au travail, à l’œuvre et à l’action, et à leur implication politique » (8). Karl Jaspers écrivant à Blücher espérait que « le livre d’Hannah sera un événement important en Allemagne. Si ce n’était pas le cas, ce sera la faute à l’Allemagne ». Le livre paraît d’abord en anglais (9), puis en allemand (10). Il connaît un grand succès comme le confirme Hannah Arendt à Jaspers : « le livre se vend si bien que l’éditeur est obligé de procéder à une seconde réédition au bout de quatre mois. Personne ne sait exactement pourquoi, pas même l’éditeur ».

(1) HANNAH ARENDT, Le système totalitaire, Coll. Points, Seuil, Paris, 1972, p.218

(2) CHM.en p.9-10, « la condition humaine ne s’identifie pas à la nature humaine (…) le changement le plus radical que nous puissions imaginer pour la condition humaine serait l’émigration dans une autre planète. » CHM.fr, p.44

(3) CHM.en Prologue p.1, « pas vers l’évasion des hommes hors de la prison terrestre » CHM.fr p.33

(4) CHM.en, p.5, « c’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté » CHM.fr p.37

(5) CHM.en p.5, « à ces préoccupations, à ces inquiétudes, le présent ouvrage ne se propose pas de répondre. Des réponses, on en donne tous les jours … » CHM.fr p.38

(6) HANNAH ARENDT, The Human Condition, The University of Chicago Press, Chicago, London, 1958, p.5 : « Aussi, ce que je propose est très simple : rien de plus que de penser ce que nous faisons » (CHM p.44)

(7) HANNAH ARENDT, Lettre du 6 août 1955 adressée à Karl Jaspers

(8) HANNAH ARENDT – KARL JASPER, Correspondance,1926-1969, Payot, Paris, 1995

(9) CHM.en

(10) CHM.de

CHM.fr = HANNAH ARENDT, Condition de l’homme moderne, Coll. Agora Pocket, Calmann-Lévy, Paris, 1983

CHM.en = HANNAH ARENDT, The Human Condition, The University of Chicago Press, Chicago, London, 1958

CHM.de = HANNAH ARENDT, Vita Activa oder vom tätiden Lebens, Piper & Co Verlag, München, 1960