Cet article fait suite à mes 6 derniers posts :

  • L’homme en relation, une lecture de la “Condition de l’homme moderne” d’Hannah Arendt
  • L’homme en relation, la genèse de la “Condition de l’homme moderne” d’Hannah Arendt
  • L’homme en relation, notice sur Hannah Arendt, l’auteure de la “Condition de l’homme moderne”
  • L’homme en relation, la condition de l’homme moderne
  • L’homme en relation, … le monde change
  • L’homme en relation, les réseaux sociaux

De la lecture de la Condition de l’homme moderne, il ressort qu’Hannah Arendt suggère une généralisation utile pour progresser dans notre propos : tout ce que l’homme réifie risque, tôt ou tard, d’être étaler au grand jour, d’advenir en public et donc de participer à la réduction de l’espace privé. Il en est ainsi des relations entre les hommes, des relations qui avaient toujours été inscrites dans l’immédiat, et dont le statut à changer avec l’avènement des nouvelles technologies de l’information et de la communication.

Les moyens de l’informatique, de l’enregistrement et de la restitution, sans omettre la capacité à stocker et à pérenniser, font que toute parole, tout échange électronique entre personnes, peut être capté et conservé. Il est fini le temps de la parole envolée : oublié l’oubli ! Auparavant, seuls les écrits restaient. On écrivait une lettre transmise pour être reçue et conservée par son destinataire, on rédigeait un livre dont la multiplicité des exemplaires garantissait la pérennité, on prenait des notes pour pouvoir les relire ultérieurement … Le rapport à la conservation a changé. Alors qu’elle était volontairement choisie – on pouvait opter entre l’écrit et l’oral – aujourd’hui elle est automatique et la logique s’est inversée. Quoique l’on dise, sous quelque forme que ce soit, il faut expressément demander qu’aucun enregistrement ne soit fait. Et malgré cela, puisqu’on n’est sûr de rien, on peut préférer se taire. Paradoxe téléologique : la finalité des nouveaux moyens de communication peuvent conduire l’homme à se taire.

Avec les réseaux sociaux d’Internet, le phénomène s’est aggravé. Des méthodes extrêmement sophistiquées calculent sur les données des graphes sociaux (1) pour en déduire des informations précieuses sur des groupes de personnes. Il y a là un véritablement changement d’échelle : on n’enregistre plus un mail échangé entre deux personnes mais on saisit toutes les interactions au sein d’un ensemble d’individus, et par calcul on déduit les comportements. Cette réification d’un ordre de grandeur supérieur permet de poser des mots sur les activités d’une communauté, de lire des valeurs précises concernant leurs activités et de les placer dans le temps afin de comprendre jusqu’aux évolutions. A mettre des mots et des valeurs sur toute chose, l’homme se fait le réificateur universel : tout peut advenir chose, même tiré des mondes virtuels.

Dans le jeu pour ordinateur « Diablo III », mis en vente ces jours-ci, les joueurs peuvent vendre les objets virtuels qu’ils ont gagnés en jouant – comme par exemple une épée magique, un sort de magicien. La vente se fait aux enchères avec de l’argent bien réel. Faudra-t-il ajouter la vie virtuelle aux vies privée, sociale et publique ? On voit déjà que les frontières n’ont pas l’évidence que le bon sens voudrait trouver. Elles sont déjà floues.

A mesure que les menaces sur la vie privée se multiplient, des contre-mesures apparaissent. Par exemple, des entreprises spécialisées proposent leurs services pour effacer les traces laissées dans le monde numérique, des logiciels « anti-spam » tentent de supprimer les flots de courriers électroniques non sollicités, d’autres permettent de gérer des personnalités virtuelles créées pour parcelliser notre présence sur Internet et ainsi se cacher derrière autant de persona. « La redéfinition des espaces privé et public dans l’espace numérique d’Internet mettent l’accent sur les notions de simulacre, de métaphore, de nouvel habitat ou encore sur les rapports entre fiction et réalité, entre fond et forme, entre voyeurisme et exhibitionnisme. » (2) La manière de parler de soi dans les espaces numériques est perçu comme une façon de parler de l’autre. Le regard que l’on porte sur soi, une fois mis en texte, publié sur Internet, devient le miroir du regard de l’autre.

A suivre…

(1) Le « graphe social » est le nom donné à l’ensemble des données enregistrées en continu sur les serveurs d’un réseau social, données qui permettent de reconstituer les relations interpersonnelles et leurs pondérations relatives.

(2) PATRICK BRUNET, Ethiques et Internet, St Nicolas (Québec), les Presses de l’Université de Laval, 2002