Cet article fait suite à mes 5 derniers posts :

  • L’homme en relation, une lecture de la “Condition de l’homme moderne” d’Hannah Arendt
  • L’homme en relation, la genèse de la “Condition de l’homme moderne” d’Hannah Arendt
  • L’homme en relation, notice sur Hannah Arendt, l’auteure de la “Condition de l’homme moderne”
  • L’homme en relation, la condition de l’homme moderne
  • L’homme en relation, … le monde change

Lorsqu’Hannah Arendt évoque le réseau des relations, ses mots en anglais sont « The web of relationships ». L’emploi du mot web est-il une anticipation fortuite ? Elle écrit : « Action and speech go on between men, as they are directed toward them, and they retain their agent-revealing capacity even if their content is exclusively « objective », concerned with the matters of the world of things in which men move, which physically lies between them and out of which arise their specific, objective, worldly interests. These interests constitute, in the word’s most literal significance, something which inter-est, which lies between people and therefore can relate and bind them together. » (1)

Les réseaux sociaux d’Internet, voulant permettre la mise en relation de tout le monde, prônant l’utopie d’une sphère où tous échangeraient et contribueraient, établissent en fait un effet pervers de massification qui constitue leur propre danger ; mais un danger pour les membres captés et non pour les opérateurs, ces entreprises qui possèdent lesdits réseaux. Posséder signifie avoir la main sur les données statistiques produites par le réseau mais aussi pouvoir influencer les comportements au sein du réseau par des ajustements de ses règles du jeu, par exemple en mettant en œuvre une ergonomie qui favorise des comportements dirigés.
Par exemple dans Facebook, chacun se croit libre, mais plus on a d’amis dans son cercle, moins on y est libre car on se place sous le regard et bientôt la pression statistique de ceux que l’on a d’abord choisis. Peut-on vraiment avoir autant d’amis que cela ?

L’entreprise, espace où l’activité humaine est le travail, commence à adopter aussi le RSE (pour Réseau Social d’Entreprise). Cela lui permet de mettre à son profit la pression statistique induite par le nombre espéré important des utilisateurs. Certains grands groupes internationaux (2) désirent mettre prochainement à l’index des moyens de communication comme les courriers électroniques, condamnés de faire perdre trop de temps aux collaborateurs, de coûter cher en ressources informatiques et d’induire des mauvaises pratiques. Mais, on peut observer que les mails sont de la communication interpersonnelle, une certaine forme d’espace privé. Si on passe au RSE, le glissement s’opère vers ce lieu où la pression statistique apparaîtra et croîtra avec le nombre des membres. Et tout est fait pour favoriser cette progression : n’a-t-on pas créé un nouveau métier : animateur de communautés, et ne place-t-on pas des outils de métrologie performants mathématiquement ? Un puissant tiers social est né : alors que je dialogue avec tu, il nous observe. Cette troisième personne anime le réseau, observe ses réactions – moyenne des réactions élémentaires – et (ré)agit en conséquence.

Les réseaux sociaux ont souvent intégré la question du glissement vers un domaine social massif et proposent un espace où le nombre des membres est volontairement limité. La promotion de ces abonnements premium communique sur le privilège d’appartenir à un groupe supérieur. La barrière de cette citoyenneté se franchit financièrement : il faut acheter sa liberté pour quitter le domaine public pour accéder au bonheur de faire partie des happy few.

A suivre…

(1) CHM.en p.182, « L’action et la parole, dirigées vers les humains, ont lieu entre humains, et elles gardent leur pouvoir de révélation de l’agent même si leur contenu est exclusivement « objectif » et ne concerne que les affaires du monde d’objets où se meuvent les hommes, qui s’étend matériellement entre eux et d’où proviennent leur intérêt du-monde, objectifs, spécifiques. Ces intérêts constituent, au sens le littéral du mot, quelque chose qui inter-est, qui est entre les gens et par conséquent qui peut les rapprocher et les lier. » CHM.fr p.239-240

(2) Par exemple, d’ici 2014, le groupe Atos (78.000 personnes) souhaite tourner le dos à l’e-mail pour adopter la messagerie instantanée, les réseaux sociaux, les outils collaboratifs.